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encore y penser de sang-froid ; et, par tous les moyens, il s’efforçait de n’y point penser, chassant aussitôt tous les souvenirs qui pouvaient se rapporter à sa propre situation et à celle de la jeune femme. Et avec d’autant plus d’intensité il se représentait le sommeil des prisonniers dans le puant corridor, mais surtout l’innocent sommeil du petit garçon, étendu entre les deux forçats.


Autre chose est de savoir que quelque part, très loin, certains hommes s’occupent à en torturer d’autres, à leur infliger toutes les variétés de la souffrance et de l’humiliation, et autre chose est d’assister, durant trois mois, au spectacle de cette torture, de voir journellement infliger ces souffrances et ces humiliations. C’est ce dont se rendait compte à présent Nekhludov. Vingt fois, au cours de ces trois mois, il s’était demandé : « Est-ce moi qui suis fou, et qui vois des choses que les autres ne voient pas ; ou bien est-ce les autres qui sont fous, ceux qui font ou tolèrent les choses que je vois ? » Or les autres hommes étaient si absolument unanimes non seulement à tolérer ces choses qui étonnaient Nekhludov, mais à les considérer comme importantes et nécessaires, qu’il ne pouvait admettre que tous ils fussent fous ; et, d’autre part, il ne pouvait admettre qu’il fût fou lui-même, car ses idées lui semblaient tout à fait claires et suivies. De sorte qu’il ne savait toujours pas à quelle solution il devait s’arrêter.

Du moins se représentait-il sans cesse plus nettement la signification générale de ce qu’il avait vu, durant ces trois mois. Et voici sous quelle forme il se la représentait :

Il avait l’impression, d’abord, que, entre tous les hommes qui vivaient en liberté, la magistrature et l’administration choisissaient les plus ardents, les plus éveillés, en un mot les plus vivants, mais aussi les moins prudents et les moins rusés ; et que ces hommes, sans être plus coupables ni plus dangereux que ceux qui restaient en liberté, se voyaient enfermés dans des prisons, des étapes, des bagnes, où on les maintenait