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RÉSURRECTION

proposé, c’est-à-dire l’instruction des paysans. Quand sa liberté lui était enlevée, il s’employait tout entier à améliorer, dans la mesure du possible, les conditions de la vie, aussi bien pour lui que pour son entourage.

Vivre pour autrui était d’ailleurs, chez lui, une nécessité naturelle. N’ayant pour son propre compte aucun besoin, pouvant parfaitement se passer de manger comme de dormir, c’était au profit des autres qu’il dépensait, d’instinct, son activité de robuste paysan. Et en toutes choses il était resté un vrai paysan : aisé, adroit de ses mains, infatigable, honnête sans effort, attentif aux sentiments et aux pensées de chacun.

Sa vieille mère, paysanne illettrée et superstitieuse, vivait encore ; et Nabatov, toutes les fois qu’il était remis en liberté, allait la voir. Il l’aidait dans tous les soins domestiques, il allait au cabaret avec ses anciens condisciples de l’école du village, il les accompagnait aux champs, il fumait avec eux des cigarettes, il se battait à coups de poings avec eux, sauf à leur expliquer, entre deux parties, comment ils étaient dupes de leur ignorance et de leur faiblesse.

Tout en rêvant de toute son âme une révolution au profit du peuple, il n’admettait point que cette révolution transformât le peuple en autre chose que ce qu’il était, ni même qu’elle modifiât beaucoup les conditions de sa vie : il espérait simplement que la révolution rendrait les paysans maîtres du sol, qu’elle les débarrasserait des propriétaires et des fonctionnaires. La révolution, suivant lui, et en cela il différait absolument d’avis avec Novodvorov, — la révolution ne devait point rompre complètement avec le passé, renouveler de fond en comble les mœurs et les habitudes, mais seulement mieux répartir le vénérable et précieux trésor des traditions nationales.

Paysan, il l’était jusque dans son attitude à l’égard de la religion. Jamais il ne s’inquiétait des problèmes métaphysiques, des principes premiers, de la vie future. Il répétait volontiers que Dieu était pour lui, comme pour Laplace, une hypothèse dont il ne voyait pas