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RÉSURRECTION

— Ah ! oui, je sais ! — fit l’officier. — Une petite, brune ? Très gentille, ma foi ! Eh ! bien, soit, vous pourrez la voir. Voulez-vous fumer ?

Il tendit à Nekhludov un paquet de cigarettes et poussa vers lui un verre qu’il remplit de thé :

— Merci ! Je voudrais…

— La soirée est longue, vous aurez bien le temps ! Je vais la faire appeler.

— Est-ce que, au lieu de la faire appeler, je ne pourrais pas la voir dans sa chambrée ? — demanda Nekhludov.

— Dans la section des politiques ? C’est défendu !

— On m’a déjà plusieurs fois laissé y entrer. Si l’on craint que j’apporte quelque chose d’interdit, on n’a qu’à me fouiller, on verra que je n’ai rien.

— C’est bon, c’est bon, je m’en fie à vous ! — dit l’officier, tout en versant du cognac dans le verre de Nekhludov. — Vous ne voulez pas de cognac ? À votre aise ! Quand on vit dans cette maudite Sibérie, c’est un vrai plaisir de rencontrer un homme du monde. Notre service, voyez-vous, est bien dur. Et le plus malheureux, c’est que, pour la plupart des gens, un officier de police est toujours un personnage grossier, mal élevé, ignorant ! On ne se doute pas qu’il y a parmi nous des hommes d’une toute autre espèce !

Le visage rouge de l’officier, son haleine d’ivrogne, l’énorme chaton de sa bague, et surtout son mauvais rire, causaient à Nekhludov un profond dégoût. Mais, ce soir-là, comme durant tout le temps de son voyage, il se trouvait dans cette situation d’esprit sérieuse et recueillie où il ne se permettait point de juger à la légère qui que ce fût, et où il croyait devoir parler à chacun de ce qu’il jugeait qu’il avait à lui dire. Quand il eut fini d’entendre les doléances de l’officier, il lui dit, gravement :

— J’estime que, dans votre service, vous pouvez trouver une consolation en travaillant à adoucir les souffrances des prisonniers.

— Quelles souffrances ? Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas cette espèce-là !