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RÉSURRECTION

attraper ; et puis on garde les grosses pièces, sans s’inquiéter du fretin, qu’on laisse mourir sur le sable. De même on procédait dans la pêche aux révolutionnaires ; on empoignait au hasard, par centaines, des personnes dont beaucoup étaient manifestement innocentes et hors d’état de nuire à l’autorité ; on les gardait, souvent pendant des années, dans les prisons, où elles devenaient phtisiques, ou perdaient la raison, ou se tuaient ; et on les gardait ainsi, simplement, parce qu’on n’avait pas de motif pour les relâcher, ou parce qu’on trouvait plus commode de les avoir sous la main, en vue de certains témoignages qu’elles pouvaient fournir. Le sort de ces personnes, innocentes même au point de vue strictement légal, dépendait du caprice, du loisir, de l’humeur d’un officier de police, ou d’un procureur, ou d’un juge d’instruction, ou d’un gouverneur, ou d’un ministre. Suivant qu’un de ces fonctionnaires voulait « faire du zèle », ou bien préférait vivre tranquille, il arrêtait en masse les jeunes gens suspects de s’occuper de politique, ou bien il les laissait tous libres ; et, les ayant fait arrêter, il les gardait en prison ou les relâchait. Et pareillement, c’était l’arbitraire seul des gouverneurs et des ministres qui décidait ce qui devait advenir ensuite de ces détenus ; pour les mêmes délits, les uns étaient déportés au bout du monde, d’autres tenus en cellule, d’autres envoyés aux travaux forcés, d’autres condamnés à mort, et d’autres encore relâchés, lorsqu’une dame élégante leur faisait la grâce de s’occuper d’eux.

On agissait envers ces malheureux comme on agit envers des ennemis, en temps de guerre ; et eux, de leur côté, ils employaient dans leur lutte les mêmes procédés qu’on employait contre eux. Et de même que, en temps de guerre, officiers et soldats se sentent autorisés par l’opinion générale à commettre des actes qui, en temps de paix, sont tenus pour criminels, de même les révolutionnaires, dans leur lutte, se regardaient comme couverts par l’opinion de leur cercle, en vertu de laquelle les actes de cruauté qu’ils commettaient étaient nobles et moraux, étant commis par eux au prix de leur liberté,