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RÉSURRECTION

lard, qui lui raconta sa propre histoire. Il lui dit que, de son état, il était poêlier, qu’il travaillait depuis cinquante-trois ans, qu’il avait réparé une quantité innombrable de poêles, et que maintenant il se préparait à prendre un peu de repos. Il avait laissé ses enfants à l’ouvrage ; et lui, il s’en allait au pays pour revoir ses frères.

Quand il eut fini son récit, Nekhludov se leva et se dirigea vers la place que le mari de Fédossia lui avait gardée.

— Eh bien ! barine, vous ne voulez donc pas vous asseoir ? Tenez, nous allons retirer ce sac pour vous mettre plus à l’aise ! — dit le jardinier assis en face de Tarass, en fixant sur Nekhludov un bon regard souriant.

— Pour être à l’étroit, on n’en est que plus proche ! — reprit Tarass de sa voix flûtée ; et, soulevant comme une plume son énorme sac, il le posa à terre entre ses jambes.

L’excellent homme aimait à dire de lui-même que, quand il n’avait pas bu, il ne savait pas parler, mais que, quand il avait pris un verre, il trouvait tout de suite un flot de paroles. Et en effet Tarass était à l’ordinaire très silencieux ; mais dès qu’il avait bu, — ce qui ne lui arrivait d’ailleurs que rarement, — il devenait volontiers bavard. Il parlait alors avec facilité et même avec élégance, et tout ce qu’il disait s’imprégnait de cette charmante douceur qu’exprimaient aussi ses bons yeux bleus et le sourire toujours attaché à ses lèvres.

Ce jour-là, ayant un peu bu avant de se mettre en route, il était particulièrement en verve. L’approche de Nekhludov, d’abord, avait interrompu son discours ; mais, après qu’il se fût bien installé, avec le sac entre ses jambes, et qu’il eût mis ses deux grosses mains sur ses genoux, il continua de raconter au jardinier tous les détails de l’histoire de sa femme, et pourquoi on l’avait condamnée, et pourquoi il se rendait en Sibérie.