préjugé qui empêchait de traiter le duel comme un meurtre ordinaire. Cette désapprobation suffit, de nouveau, pour indigner Nekhludov, et la querelle recommença sur cet autre terrain.
Ignace Nicéphorovitch sentait que Nekhludov le méprisait ; et il avait à cœur de lui prouver l’injustice de ce mépris. Nekhludov, de son côté, était exaspéré de ce que son beau-frère se mêlât de ses affaires, tout en reconnaissant, du reste, au fond de son cœur, qu’il en avait le droit, en sa qualité de proche parent. Mais surtout il était agacé de l’assurance et de la suffisance avec lesquelles son beau-frère admettait comme raisonnables des principes qui lui paraissaient maintenant, à lui Nekhludov, le dernier mot de l’absurdité.
— Alors, qu’auriez-vous voulu que l’on fît ? — demanda-t-il.
— Mais que l’on condamnât le meurtrier de Kamensky aux travaux forcés, comme un assassin ordinaire !
— Et quel avantage y auriez-vous trouvé ?
— Cela aurait été juste !
— Comme si l’organisation judiciaire d’à présent avait rien à voir avec la justice ! — fit Nekhludov.
— Et quel autre objet croyez-vous qu’elle ait ?
— Elle a pour unique objet de maintenir un ordre de choses favorable à une certaine classe sociale.
— Voilà qui est nouveau pour moi ! — répondit en souriant Ignace Nicéphorovitch. — Ce n’est point là le rôle qu’on attribue d’ordinaire à la justice !
— En théorie, non ; mais en pratique cela est ainsi, j’ai pu m’en convaincre par moi-même. Nos tribunaux ne servent qu’à maintenir la société dans son état présent ; et de là vient qu’ils persécutent et punissent également ceux qui sont au-dessous du niveau commun et ceux aussi qui sont au-dessus, et qui essaient d’élever la société à leur niveau.
— Je ne puis vous laisser dire que les magistrats condamnent des hommes supérieurs au niveau commun ! Les hommes que nous condamnons sont, pour la plupart, le rebut de la société !