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RÉSURRECTION

s’était approchée de Nekhludov, dans le bureau, elle avait eu le ferme dessein de se justifier devant lui de l’injuste accusation portée contre elle. Mais, dès les premiers mots qu’elle lui avait dits, elle avait senti qu’il ne la croirait pas, que toutes les excuses ne serviraient qu’à confirmer ses soupçons ; et ses larmes lui étaient descendues dans la gorge, et elle s’était tue.

La Maslova continuait à s’imaginer que, comme elle l’avait dit à Nekhludov lors de sa seconde visite, elle ne lui pardonnait pas, et le haïssait. Mais en réalité, et dès cette seconde visite, elle s’était remise à l’aimer. Et elle l’aimait d’un tel amour que, inconsciemment, elle faisait tout ce qu’elle devinait qu’il désirait qu’elle fît : elle avait cessé de boire, de fumer, de penser aux hommes ; et c’était encore pour plaire à Nekhludov qu’elle avait consenti à prendre du service à l’infirmerie. Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait uniquement parce qu’elle devinait qu’il le désirait. Et si, toutes les fois, elle lui déclarait ne pas vouloir de son sacrifice, cela provenait d’abord de ce que, ayant été très fière de la façon dont elle avait repoussé son offre la première fois, elle trouvait un plaisir d’amour-propre à persévérer dans son attitude ; mais cela provenait aussi, cela provenait de plus en plus de ce qu’elle sentait que son mariage avec Nekhludov serait pour celui-ci une source de souffrance. Et de toutes ses forces elle se jurait qu’elle n’accepterait pas son sacrifice ; mais en même temps le cœur lui saignait à la pensée qu’il la méprisait, qu’il la croyait destinée à rester toujours telle qu’elle avait été, et que jamais il ne se rendrait compte du changement qui s’était fait en elle. L’idée que Nekhludov la soupçonnait d’avoir eu des rapports avec l’infirmier la tourmentait infiniment davantage que la nouvelle du rejet de son pourvoi, ou que la perspective de son prochain départ pour la Sibérie.