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RÉSURRECTION

attendre son observation, prit congé de la Maslova et sortit, éprouvant un sentiment que jamais encore il n’avait éprouvé, un sentiment de calme profond et de profond amour pour l’humanité. « Je le vois désormais, se disait-il fièrement, rien de ce que fera la Maslova ne pourra changer mon attachement pour elle ; Qu’elle fasse des siennes avec les infirmiers, cela est son affaire : la mienne est de l’aimer, et non pas pour moi-même, mais pour elle et pour Dieu ! »


Or voici comment, en réalité, la Maslova avait « fait des siennes » avec l’infirmier. Un jour que l’infirmière l’avait envoyée chercher du thé pectoral à la pharmacie, située à l’extrémité d’un corridor, elle avait rencontré là l’infirmier Oustinov, un homme de haute taille, au visage bourgeonné, et qui depuis longtemps la poursuivait de ses galanteries. Cet homme l’avait empoignée : elle s’était défendue ; et elle s’était arrachée à lui d’une façon si vive qu’il était allé se cogner contre une étagère, brisant deux des bouteilles qui s’y trouvaient. Au même instant le médecin chef passait dans le corridor. Entendant le bruit du verre brisé, et voyant la Maslova qui s’enfuyait, toute rouge et les cheveux en désordre :

— Eh bien ! la petite mère, si tu te mets à faire du tapage ici, j’aurai vite fait de te faire partir. De quoi s’agit-il ? — demanda-t-il à l’infirmier en le regardant sévèrement par-dessus ses lunettes. L’infirmier, avec un sourire plat, commença un long récit, où il rejetait tous les torts sur la Maslova. Le médecin, d’ailleurs, ne le laissa pas achever ; et le soir même, sur sa demande, la Maslova fut renvoyée de l’infirmerie.

Le fait de ce renvoi la chagrinait assez peu : mais la raison alléguée pour la renvoyer l’agitait au contraire d’autant plus que, désormais, la pensée de tout contact charnel avec un homme lui faisait horreur. Rien au monde ne l’humiliait ni ne la désolait aussi fort que de se dire que, en raison de son passé, tout homme pouvait se croire en droit de la posséder, Et lorsqu’elle