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RÉSURRECTION

voix, — mais, d’abord, tu ne vas point passer toute ta vie en Sibérie. Si tu te maries, il peut te venir des enfants. Tu as reçu tes propriétés en bon ordre ; tu dois les laisser de même. On a des obligations envers la terre. De céder, de détruire tout cela est très facile ; mais de fonder, cela est très difficile. Mais surtout tu dois bien réfléchir à tout l’avenir de ta vie, décider ce que tu feras de toi, et régler en conséquence la question de tes biens. Et il y a encore autre chose que tu dois te demander. Tu dois te demander si c’est vraiment pour la satisfaction de ta conscience que tu agis comme tu agis, ou si ce n’est pas plutôt pour les autres hommes, pour pouvoir te vanter devant eux et te croire supérieur à eux. »

Et Nekhludov se demandait cela ; et il était contraint de s’avouer que l’opinion des autres, la pensée de ce que les autres diraient de lui, avaient une grande influence sur ses résolutions. Et plus il réfléchissait, plus s’augmentait le nombre des questions qui s’offraient à lui ; et plus il avait de peine aussi à y trouver des réponses.

Pour échapper à ses pensées, il se coucha entre les draps frais et essaya de s’endormir, se disant que le lendemain, à tête reposée, il résoudrait ces problèmes dont maintenant il ne parvenait pas à sortir. Mais il resta très longtemps à attendre le sommeil. Par les fenêtres entr’ouvertes, avec l’air vif de la nuit et les rayons de la lune, parvenait jusqu’à lui le croassement des grenouilles, mêlé au chant plaintif des rossignols, au loin dans le parc ; il y avait même un rossignol qui chantait tout près de lui, sous ses fenêtres, dans un bouquet de sureaux. Et le chant de cet oiseau le fit penser à la musique de la fille du directeur ; et il se rappela ensuite le directeur lui-même, et ensuite la Maslova. Il revit la façon dont ses lèvres tremblaient, pendant qu’elle lui disait : « Il faut que vous me quittiez ! » Soudain il eut l’impression que l’Allemand, son gérant, tombait dans la mare aux grenouilles. Il sentait qu’il avait le devoir de le repêcher ; mais, au lieu de cela, il était tout d’un coup devenu la Maslova, et il criait : « Je suis une condamnée aux travaux forcés, et toi tu es un prince ! »