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RÉSURRECTION

nute — dit-il d’un ton qui signifiait assez clairement que cette musique était la croix de sa vie. — On ne s’entend pas !

Le piano se tut, des chaises furent remuées d’un mouvement de mauvaise humeur, et quelqu’un entr’ouvrit la porte pour jeter un coup d’œil dans le salon.

Visiblement soulagé par l’arrêt de la musique, le directeur tira d’un étui une grosse cigarette, et en offrit une à Nekhludov.

— Puis-je voir la Maslova ?

— Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? — demanda le directeur à une fillette de cinq ou six ans qui s’était glissée dans le salon, et qui, sans quitter des yeux Nekhludov, s’efforçait de grimper sur les genoux de son père. — Prends garde, tu vas tomber ! — poursuivit-il, avec un sourire indulgent pour la manœuvre de l’enfant.

— Eh bien ! si c’est possible, je vous demanderai de me faire amener la Maslova ! — répéta Nekhludov.

— La Maslova ! C’est que, malheureusement, vous ne pourrez pas la voir aujourd’hui !

— Et pourquoi ?

— Écoutez, c’est bien sa faute ! — répondit le directeur avec un léger sourire. — Prince, croyez-moi, ne lui donnez plus d’argent ! Si vous voulez, remettez-moi de l’argent pour elle, tout ce que vous me remettrez sera à elle… Mais voilà ce que c’est : hier, sans doute, vous lui avez donné de l’argent, et voilà qu’elle s’est procuré de l’eau-de-vie, — jamais vous ne déracinerez ce mal-là ! — et aujourd’hui elle s’est trouvée tout à fait ivre, de sorte qu’elle a fait du tapage !

— Et alors ?

— Alors on a été forcé de la punir : on l’a transportée dans une autre salle. C’est d’ailleurs, en temps ordinaire, une détenue tranquille ; mais, je vous en prie, ne lui donnez plus d’argent en main ! Si vous connaissiez comme moi cette espèce !

Nekhludov revit en souvenir la scène de la veille, et toute son épouvante lui revint de nouveau.

— Et la Bogodouchovska, de la section des politiques,