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s’efforçait d’attraper avec sa main décharnée une camisole sale et déchirée, pour recouvrir sa poitrine amaigrie ; elle râlait sans cesse : « Quoi ? quoi ? » Je lui demandai : « Comment ça va ? » elle ne comprit pas tout d’abord ; elle me dit ensuite : « Je n’en sais rien ; on me chasse de partout. » Je lui adressai cette question qui, en mon âme et conscience, me paraît impardonnable : « Est-il vrai que tu n’as pas mangé ? » Sans me regarder, elle me répondit d’une voix haletante : « Hier, je n’ai pas mangé ; aujourd’hui, non plus. » À la vue de cette femme, je fus touché, mais d’une façon tout autre que dans la maison de Liapine : là, j’avais honte de ma pitié pour les misérables ; ici, au contraire, je fus content d’avoir trouvé ce que je cherchais, — un être affamé. Je lui donnai un rouble, et je me souviens encore que je fus satisfait qu’il y eût des témoins de ma libéralité. La vieille, qui assistait à cette scène, me demanda aussi de l’argent. J’avais alors tant de plaisir à donner, que je ne réfléchissais même pas s’il fallait donner ou non. La vieille me