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avait tout perdu et était obligé de vivre dans cette situation qui lui paraissait odieuse et indigne de lui, — dévoré par les poux, déguenillé, dans une société d’ivrognes et de libertins, se nourrissant de foie et de pain et tendant la main. Toutes les idées, tous les désirs de ces gens étaient dirigés vers le passé. Le présent leur paraissait peu naturel, décourageant et ne méritant pas qu’on y prêtât attention. Aucun d’eux n’avait de présent. Il gardait seulement le souvenir du passé et, pour l’avenir, il concevait uniquement des désirs qui pouvaient se réaliser à chaque instant et dont la réalisation réclamait peu de chose ; mais ce peu de chose manquait, et la vie s’en allait en vain, chez les uns, la première année, chez les autres la cinquième, chez d’autres encore la trentième. Les uns n’avaient besoin que de s’habiller comme il faut, pour aller chez une personne qu’ils connaissaient et qui leur était favorable ; l’autre désirait seulement pouvoir se vêtir, payer ses dettes et aller jusqu’à Orel ; un troisième manquait de ressources pour continuer un procès qui devait être résolu en sa faveur, et alors il pourrait mener la vie d’autrefois. Ils disaient tous qu’il ne leur fallait que de l’extérieur pour se remettre