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aussi 24 heures par jour ; ils avaient eux aussi toute une vie à laquelle je n’avais jamais pensé. Ici, je compris pour la première fois, que tous ces gens, outre le désir de se mettre à l’abri du froid et d’apaiser leur faim, doivent encore passer de n’importe quelle manière les 24 heures du jour. Je compris que ces êtres doivent se fâcher, s’ennuyer, faire les braves, se chagriner et se réjouir. Pour moi, quelque étrange que cela soit, je vis clairement, pour la première fois, que l’affaire que j’avais entreprise ne pouvait pas consister seulement à habiller et à nourrir un millier de gens, comme on peut nourrir et faire rentrer au bercail un millier de moutons, mais qu’elle consistait à faire du bien aux hommes. Et quand je compris que chacun de ces milliers de gens était le même homme, avec le même passé, les mêmes passions, les mêmes erreurs, les mêmes séductions, les mêmes idées, les mêmes questions, en un mot le même homme que moi, mon entreprise me parut alors si difficile, que je sentis mon impuissance ; mais l’affaire était commencée et je la continuai.