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Je passai devant les uns et les autres (ils étaient plusieurs centaines) et je m’arrêtai là où finissait la rangée. La maison, à la porte de laquelle tous attendaient, était l’asile de nuit gratuit fondé par Liapine. La foule était composée de gens sans domicile qui attendaient l’ouverture de l’asile. À cinq heures du soir on ouvrait les portes et l’entrée était libre. C’est vers cette maison que se dirigeaient presque tous les gens que j’avais dépassés.

Je m’étais arrêté à l’extrémité de la rangée des hommes. Les plus proches d’entre eux me regardaient et leur regard exerçait sur moi une sorte d’attraction. Les lambeaux de vêtements qui couvraient leurs corps étaient très divers. Mais l’expression des regards que me lançaient tous ces gens était absolument la même. Dans tous était exprimée cette question : Pour quelle raison, toi qui es un homme d’un autre monde, t’es-tu arrêté ici, à côté de nous ? Qui es-tu ? Un richard plein de suffisance qui veut se réjouir de notre misère, dissiper son ennui et nous tourmenter ; ou bien serais-tu ce qui n’est pas et ne peut être, un homme qui a pitié de nous ? Sur tous les visages était cette question. Chacun me dévisageait, mes yeux rencontraient les leurs et