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en plus exclusif, est devenu aussi de moins en moins accessible, et que, dans sa marche graduelle vers l’incompréhensibilité, il a dépassé le point où je me trouvais.

Du jour où l’art des classes supérieures s’est séparé d’avec l’art du peuple, cette conviction est née que l’art pouvait être l’art et rester, cependant, hors de la portée des masses. Et du jour où ce principe a été admis, on pouvait prévoir que le moment viendrait où l’art ne serait plus accessible qu’à un petit nombre d’élus, et qu’il finirait même par ne plus l’être qu’à deux ou trois personnes, voire à une seule, l’artiste qui le produirait. Aussi bien en sommes-nous arrivés là. Vous entendrez couramment les artistes d’à présent vous dire : « Je crée des œuvres et je les comprends ; et si quelqu’un ne les comprend pas, tant pis pour lui ! »

Mais cette affirmation, que l’art peut être de l’art véritable et rester en même temps inaccessible à une foule de gens, cette affirmation est d’une absurdité parfaite, et ses conséquences sont désastreuses pour l’art lui-même : elle est cependant si commune, et a pris chez nous un tel empire, qu’on ne saurait trop insister pour en démontrer la fausseté.