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c’est la famille. Eh bien, plus les hommes sont esclaves des succès mondains et moins ce bonheur est leur partage. La majorité sont des libertins qui renoncent sciemment aux joies de la famille et n’en ont que les soucis. S’ils ne sont pas des libertins, leurs enfants ne sont pas une joie pour eux, mais un fardeau, et ils s’en privent eux-mêmes, en s’efforçant par tous les moyens, quelquefois les plus cruels, de rendre leur union inféconde. S’ils ont des enfants, ils se privent de la joie d’être en communion avec eux.

D’après leurs coutumes, ils doivent les confier à des étrangers, la plupart du temps ; au début, à des hommes complètement étrangers à leur nation, puis à des établissements d’instruction publique, de sorte que de la vie de famille ils n’ont que les chagrins — des enfants qui, dès leur jeunesse, deviennent aussi malheureux que leurs parents, et qui, à l’égard de leurs parents, n’ont qu’un sentiment, celui de souhaiter leur mort pour en hériter[1]. Ils ne sont pas enfermés dans une prison, mais les conséquences de leur genre de vie, par rapport à la famille, sont plus douloureuses que la privation de la famille qu’on inflige aux gens enfermés dans les prisons.

La quatrième condition du bonheur, — c’est le com-

  1. Elle est très curieuse, — la justification de cette existence qu’on entend souvent de la bouche des parents. « Je n’ai besoin de rien, dit le père ; cette existence m’est très pénible, mais, par amour pour mes enfants, je continue à la mener ; je fais cela pour eux, c’est-à-dire : Je sais sûrement par expérience que notre existence est un malheur. Par conséquent… j’élève mes enfants de façon qu’ils soient aussi malheureux que moi-même. Et pour cela, par amour pour eux, je les mène dans une ville pleine de miasmes au physique et au moral ; je les place entre les mains d’étrangers qui ne voient dans l’éducation qu’une entreprise lucrative ; je pousse mes enfants dans la corruption physique, morale et intellectuelle. » Et c’est ce raisonnement qui doit servir de justification à l’existence absurde des parents eux-mêmes.