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arrière-pensée, un coup d’œil sur nous-mêmes et autour de nous.

Traversez la foule de nos grandes villes et observez ces figures hâves, maladives et bouleversées ; souvenez-vous de votre existence et de celle de tous les gens dont l’histoire vous est connue ; souvenez-vous de toutes ces morts violentes, de ces suicides dont vous avez entendu parler et demandez-vous : au nom de quoi toutes ces souffrances, ces morts, ces désespoirs qui mènent au suicide ? Et vous verrez, quelque étrange que cela vous paraisse d’abord, que les neuf dixièmes des souffrances humaines sont supportées par les hommes au nom de la doctrine du monde, que toutes ces souffrances sont inutiles et auraient pu ne pas exister, que la majorité des hommes sont des martyrs de la doctrine du monde.

Dernièrement, par une journée pluvieuse d’automne, je passais en tramway par le marché dit de la Tour de Soukhares, à Moscou ; sur un parcours d’une demi-verste la voiture fendait une foule compacte qui aussitôt reformait ses rangs. Depuis le matin jusqu’au soir, ces milliers d’hommes, dont la grande majorité est affamée et déguenillée, piétinent dans la boue, s’injuriant, se haïssant et se filoutant les uns les autres. Il en est ainsi sur tous les marchés de Moscou. La soirée, ces gens-là la passeront dans des cabarets et des tripots ; la nuit, dans leurs bouges et leurs taudis.

Réfléchissez à la vie de tous ces hommes, à la situation qu’ils ont abandonnée pour choisir celle dans laquelle ils se sont placés eux-mêmes ; réfléchissez à ce travail sans trêve qui pèse sur ces gens, hommes et femmes, et vous verrez que ce sont de vrais martyrs.