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levé l’ancre. C’était une folie de se lancer sur l’océan sans connaître la route, sur l’océan où personne ne s’est jamais engagé, pour voguer vers un pays dont l’existence était hypothétique. Par cette folie il a découvert un nouveau monde. Certes, si les peuples pouvaient déménager d’un hôtel garni pour un autre meilleur, ce serait plus facile, mais le malheur est qu’il n’y a personne pour préparer le nouveau gîte. L’avenir est plus incertain encore que l’océan, — il n’y a rien ; — il sera ce que le feront les circonstances et les hommes.

« Si vous êtes content du vieux monde, tâchez de le conserver, car il est bien malade et ne vivra pas longtemps ; mais, s’il vous est insupportable de vivre en éternel désaccord entre votre conviction et la vie, de penser une chose et d’en faire une autre, prenez sur vous de quitter l’abri des voûtes blanchies du moyen âge, quoi qu’il puisse arriver. Je sais bien que ce n’est pas facile. Ce n’est pas peu de chose qu’abandonner tout ce à quoi on est habitué depuis l’enfance, avec quoi on a grandi. Les hommes sont prêts à de grands sacrifices, mais pas à ceux que leur demande la nouvelle vie. Sont-ils prêts à sacrifier la civilisation moderne, leur manière de vivre, la religion, leur morale conventionnelle ? Sommes-nous prêts à abandonner tous les fruits produits avec tant d’efforts, et dont nous nous vantons depuis trois siècles, à abandonner toutes les commodités, tous les charmes de l’existence, à préférer la jeunesse sauvage à la sénilité civilisée, à renverser le palais élevé par nos pères pour le seul plaisir de participer aux fondations d’une nouvelle maison, qui sera construite longtemps après nous ? » (Herzen, tome V, page 55.)

Ainsi parlait, il y a presque cinquante ans, l’écrivain russe qui voyait déjà, de son esprit prophétique, ce qu’aujourd’hui voit tout homme qui réfléchit un peu :