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construit, pour les ouvriers estropiés dans sa fabrique, des maisonnettes avec jardinets de deux mètres, et une caisse de retraites, et un hôpital, est absolument sûr qu’il a, par ces sacrifices, payé et au delà les vies humaines qu’il a ruinées physiquement et moralement, et il continue à vivre tranquille, fier de son œuvre.

Un fonctionnaire, civil, religieux ou militaire, qui sert l’état pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive plus souvent, pour un traitement prélevé sur le produit du travail du peuple, si, ce qui est bien rare, il ne vole pas encore directement l’argent du Trésor, se considère et est considéré par ses égaux comme le membre le plus utile, le plus vertueux de la société.

Un juge, un procureur, qui sait que, sur sa décision ou sur sa réquisition, des centaines, des milliers de malheureux arrachés à leur famille sont enfermés, en prison, au bagne, et deviennent fous, ou se tuent avec des éclats de verre ou en se laissant mourir de faim ; qui sait qu’ils ont, eux aussi, des mères, des femmes, des enfants désespérés de la séparation, déshonorés, demandant inutilement le pardon ou même un allègement du sort de leurs pères, fils, maris, frères ; ce juge, ce procureur sont tellement abreuvés par l’hypocrisie qu’eux-mêmes et leurs semblables, leurs femmes et leurs familiers sont absolument sûrs qu’ils peuvent être avec cela des hommes très bons et très sensibles. D’après la métaphysique de l’hypocrisie ils remplissent une mission sociale très utile. Et ces hommes qui sont cause de la perte de milliers d’hommes, avec la foi dans le bien et la croyance en Dieu, se rendent à l’église le visage épanoui, écoutent l’évangile, prononcent des discours humanitaires, caressent leurs enfants, leur prêchent la moralité et s’attendrissent devant des souffrances imaginaires.