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mécanique qu’au commandement : « Feu sur toute la ligne !… Feu !… etc. », leurs fusils se lèvent comme d’eux-mêmes et les gestes habituels se produisent. Mais ce « Feu ! » ne signifiera plus cet exercice amusant du tir à la cible, il va signifier tirer sur les pères, les frères exténués, exploités, qu’ils voient là en foule, avec les femmes, les enfants, et qui crient on ne sait quoi en gesticulant. Les voilà, qui en caftans tout rapiécés, chaussés de lapti[1], la barbiche rare, tout semblables au père qu’on a laissé au village, dans le gouvernement de Kazan ou de Riazan ; qui le dos voûté, s’appuyant sur un long bâton, la barbe toute blanche, tout semblable à l’aïeul ; qui jeune homme en bottes et en chemise rouge, tout semblable à ce qu’il était lui-même il y a un an, le soldat qui doit à présent tirer sur eux. Voici encore la femme, en lapti et en panéva[2], toute semblable à la mère…

Et il faut tirer sur eux !

Et Dieu sait ce que fera chaque soldat à ce moment suprême. Une seule parole, une allusion suffirait pour l’arrêter.

Au moment d’agir tous ces hommes se trouvent dans la même situation que l’hypnotisé auquel on a suggéré de couper en deux une poutre et qui, s’étant déjà approché de l’objet qu’on lui a désigné comme poutre et ayant déjà levé la hache, s’apercevrait que c’est non pas une poutre, mais son frère endormi. Il peut accomplir l’acte qui lui a été suggéré, mais il peut se réveiller au moment de le faire. De même tous ces hommes peuvent revenir à eux ou aller jusqu’au bout. S’ils vont jusqu’au bout, l’acte terrible s’accomplira comme à Orel,

  1. Chaussure de tille tressé.
  2. Jupe de paysanne.