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ticiper ou non à cet acte que sa conscience réprouve, mais chacun se croit investi d’une mission particulière : qui, tsar, oint du Seigneur, être exceptionnel appelé à veiller sur le bonheur de cent millions d’hommes ; qui, représentant de la noblesse ; qui, prêtre, ayant reçu la grâce par l’ordination ; qui, soldat, obligé par le serment d’accomplir sans raisonner tout ce qu’on lui ordonne.

Les situations de convention établies il y a des centaines d’années, reconnues depuis des siècles, se distinguant par des noms et des vêtements particuliers, et sanctionnées par diverses solennités, s’imposent tellement aux hommes qu’en oubliant les conditions ordinaires de la vie, ils ne jugent leurs actions et celles d’autrui que de ce point de vue conventionnel.

Ainsi un homme absolument sain d’esprit et déjà vieux, par le seul fait qu’on lui accroche quelque breloque ou qu’on le revêt d’un habit ridicule, qu’on lui met des clés au derrière ou, sur la poitrine, un cordon bleu qui siérait seulement à une fillette coquette, et qu’on lui dit qu’il est général, chambellan, chevalier de Saint-André, ou une autre bêtise semblable, en devient aussitôt fier et arrogant et tout heureux ; et, au contraire, s’il perd ou n’obtient pas la breloque ou le sobriquet espéré, il devient triste et malheureux au point d’en tomber malade. Ou bien, ce qui est encore plus frappant, un jeune homme sain d’esprit, libre et même absolument à l’abri du besoin, par le seul fait qu’on l’a nommé juge d’instruction, emprisonne une pauvre veuve, la sépare de ses jeunes enfants qui restent abandonnés et tout cela parce que cette malheureuse vendait secrètement du vin et frustrait ainsi le trésor d’un revenu de 25 roubles ; et il ne sent pas le moindre remords. Ou bien, ce qui est plus étonnant encore, un homme, honnête et doux dans tous les autres cas, par le seul