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Ils sont là, recouverts de leurs pelisses de mouton toutes neuves, des écharpes tricotées au cou, les yeux gonflés d’ivresse, les uns poussant des cris sauvages pour s’exciter, les autres calmes et tristes ; ils se pressent près de la porte, en attendant leur tour, entourés des mères et des femmes les yeux pleins de pleurs. D’autres s’entassaient dans le vestibule du bureau de recrutement.

À l’intérieur, pendant ce temps, le travail marche rapidement. On ouvre la porte et le garde appelle Petr Sidorov. Celui-ci tressaille, se signe et entre dans une petite pièce à porte vitrée où se déshabillent les conscrits. Un camarade de Petr Sidorov, qui vient d’être déclaré bon pour le service et de sortir tout nu de la salle du conseil de revision, la mâchoire tremblante, s’habille hâtivement. Sidorov a déjà entendu et voit d’ailleurs, par le visage de son camarade, qu’il a été déclaré bon pour le service. Il veut le questionner, mais on le presse et on lui ordonne de se dévêtir au plus vite. Il ôte sa pelisse de mouton, ses bottes en déchaussant un pied avec l’autre, puis son gilet, il enlève sa chemise en la retournant, et, les côtes saillantes, tout nu, tremblant de tout son corps et exhalant une odeur de vin, de tabac et de sueur, entre dans la salle du conseil, ne sachant où mettre ses bras musculeux.

Dans la salle, bien en vue, est suspendu dans un cadre doré le portrait de l’Empereur en grande tenue, le grand cordon en sautoir, et, dans un coin, un petit portrait du Christ en chemise et couronné d’épines. Au milieu de la salle est placée une table couverte de drap vert sur laquelle reposent des papiers et un bibelot triangulaire surmonté d’un aigle, appelé le miroir de justice.

Autour de la table sont assis les membres du conseil, l’air assuré et tranquille. L’un fume une cigarette, l’autre compulse un dossier.