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les connais pas personnellement, je connais plus ou moins leur caractère, leur passé, leur manière de voir. Tous ont bien des mères, quelques-uns des femmes, des enfants. La plupart sont de braves gens, bons, doux, souvent sensibles, qui détestent toute cruauté ; sans parler de l’assassinat, beaucoup ne peuvent pas tuer ou martyriser un animal ; de plus, ce sont des chrétiens, et ils considèrent toute violence sur des gens inoffensifs comme une action vile et honteuse. Dans la vie ordinaire pas un de ces hommes n’est capable de faire, pour son moindre profit, la centième partie de ce qu’a fait le gouverneur d’Orel ; ils seraient même offensés qu’on les en crût capables. Et cependant les voilà à une dernière heure de l’endroit où ils peuvent être amenés nécessairement à le faire.

Qu’est-ce donc ?

Non seulement ces hommes que ce train emporte sont prêts au meurtre et à la violence, mais encore les autres qui sont la cause de toute cette affaire : le propriétaire, le gérant, le juge et ceux qui, de Pétersbourg, ont donné l’ordre, comment ont-ils pu, ces hommes, bons aussi, chrétiens aussi, entreprendre et ordonner un acte pareil ? Comment les simples spectateurs eux-mêmes, qui n’y participent pas, qui s’indignent de tous cas de violence dans la vie privée, quand il ne s’agirait même que d’un cheval martyrisé, peuvent-ils laisser perpétrer une œuvre aussi terrible ? Comment ne s’en indignent-ils pas, ne barrent-ils pas le chemin et ne crient-ils pas : « Non, nous ne permettrons pas de frapper et de tuer des affamés parce qu’ils ne cèdent pas les derniers biens qu’on veut leur prendre indûment ! » Au lieu de cela, ces hommes et même ceux qui ont été la cause de l’affaire, le propriétaire, le gérant, le juge et ceux qui ont donné