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une communauté de paysans affamés, afin de pouvoir dépenser cet argent en deux ou trois semaines dans les cabarets de Moscou, de Pétersbourg ou de Paris. Voilà à quelle œuvre allaient les gens que j’ai rencontrés.

Comme par un fait exprès, le hasard, après deux ans de méditation sur le même objet, me faisait être témoin, pour la première fois de ma vie, d’un fait dont la réalité brutale me montrait, avec une évidence complète, ce que j’avais vu depuis longtemps très nettement en théorie, que notre organisation sociale est établie non pas, comme aiment à se le représenter des hommes intéressés à l’ordre de choses actuel, sur des bases juridiques, mais sur la violence la plus grossière, sur l’assassinat et le supplice.

Les hommes qui possèdent de grandes quantités de terres et de capitaux, ou qui reçoivent de gros appointements prélevés sur la classe la plus misérable, la classe ouvrière, de même que ceux qui, comme les négociants, les médecins, les artistes, les employés, les savants, les cochers, les cuisiniers, les écrivains, les laquais, les avocats, se nourrissent près de ces hommes riches, aiment à croire que les privilèges dont ils jouissent résultent non de la violence, mais d’un échange absolument régulier et libre des services. Ils aiment mieux croire que les privilèges dont ils jouissent existent par eux-mêmes et sont le résultat d’une libre convention entre les hommes, et que les violences existant aussi par elles-mêmes résultent de je ne sais quelles lois générales. Ils s’efforcent de ne pas voir que leurs privilèges sont toujours la conséquence de la même cause, de celle qui oblige les paysans, sous peine d’être passés par les verges ou tués, à abandonner leur bois à un propriétaire qui n’en a pas besoin et qui n’a pris aucune part à la culture de la forêt.