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ont construites, — avec des chants d’enthousiasme, des cris de joie, des musiques de fêtes. Et leurs fils élèveront des statues à ceux qui les auront le mieux massacrés !…

« Le sort de toute une génération dépend de l’heure à laquelle quelque funèbre politicien donnera le signal qui sera suivi. Nous savons que les meilleurs parmi nous seront fauchés, et que notre œuvre sera détruite en germe. Nous le savons, et nous en frémissons de colère, et nous ne pouvons rien. Nous avons été pris dans le filet des bureaux et de paperasses qu’il faudrait, pour briser, une trop rude secousse. Nous appartenons aux lois que nous avons érigées pour nous protéger et qui nous oppriment. Nous ne sommes plus que les choses de cette antinomique abstraction, l’État, qui fait chaque individu esclave au nom de la volonté de tous, lesquels tous, pris isolément, voudraient le contraire exact de ce qu’on leur fera faire.

« Et si encore ce n’était qu’une génération qui doive être sacrifiée ! Mais il y a d’autres intérêts jetés dans la partie.

« Les déclamateurs à gages, les ambitieux exploiteurs des mauvais penchants des foules et les pauvres d’esprit que trompe la sonorité des mots ont tellement envenimé les haines nationales que la guerre de demain jouera l’existence d’une race : un des éléments qui ont constitué le monde moderne est menacé, celui qui sera vaincu devra moralement disparaître, — et quel qu’il soit, on verra s’anéantir une force — comme s’il y en avait une de trop pour le bien ! — l’on verra se former une Europe nouvelle, sur des bases telles, si injustes, si brutales, si sanglantes, souillées d’une si monstrueuse tache, qu’elle ne peut être que pire encore que celle d’aujourd’hui, plus inique, plus barbare et plus violente…

Aussi, l’on sent peser sur soi un immense découragement. Nous nous agitons dans une impasse avec les