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(possesseur de fabrique ou d’usine). Il sait que cela se passe dans un monde où est reconnue la maxime scientifique que seul le travail est la richesse, et que bénéficier du travail d’autrui est une injustice, un délit puni par les lois, dans un monde qui professe la doctrine du Christ, suivant laquelle nous sommes tous frères et qui ne reconnaît d’autre mérite à l’homme que de venir en aide à son prochain, — au lieu de l’exploiter.

Il sait tout cela et ne peut pas ne pas souffrir de cette contradiction flagrante entre ce qui est et ce qui devrait être.

« D’après toutes les données et d’après tout ce que je sais de ce qui se professe dans le monde, se dit le travailleur, je devrais être libre, aimé, égal à tous les autres hommes, et je suis esclave, humilié, haï. »

Et il hait, lui aussi, il cherche le moyen de sortir de sa situation, de se débarrasser de l’ennemi qui l’opprime et de l’opprimer à son tour.

On dit : « Les ouvriers ont tort de vouloir se mettre à la place du capitaliste, le pauvre à la place du riche. » C’est faux. Le travailleur et le pauvre seraient injustes s’ils le voulaient dans le monde où les esclaves et les maîtres, les pauvres et les riches sont reconnus comme venant de Dieu ; mais ils le veulent dans un monde où l’on professe la doctrine évangélique, dont le premier principe est que tous les hommes sont les enfants de Dieu, d’où résultent la fraternité et l’égalité de tous. Et malgré tous les efforts des hommes, il n’est pas possible de cacher qu’une des premières conditions de la vie chrétienne est l’amour non en paroles, mais en fait.

L’homme de la classe qu’on appelle instruite souffre encore davantage des contradictions de sa vie. Tout membre de cette classe, s’il croit en quelque chose, c’est sinon en la fraternité des hommes, du moins en un sen-