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sans remarquer que l’amour est un sentiment qu’on peut avoir, mais qu’on ne peut pas prêcher, et que, en outre, l’amour doit avoir un objet, tandis que l’humanité n’en est pas un. Ce n’est qu’une fiction.

La famille, la tribu, l’état même ne sont pas inventés par les hommes ; ces institutions se sont formées d’elles-mêmes comme les essaims d’abeilles ou les sociétés de fourmis, et ont une existence réelle. L’homme qui aime, pour sa personnalité animale, la famille, sait qu’il aime Anne, Marie, Jean, Pierre, etc. L’homme qui aime sa race et qui en est fier sait qu’il aime tous les guelfes ou tous les gibelins. Celui qui aime l’état sait qu’il aime la France, des bords du Rhin aux Pyrénées, et sa principale ville Paris, et son histoire, etc. Mais qu’aime l’homme qui aime l’humanité ? Il y a des états, des peuples ; il y a la conception abstraite de l’homme, mais l’humanité comme conception concrète n’existe pas et ne peut pas exister.

L’humanité ? Où sont les limites de l’humanité ? Où finit-elle ? Où commence-t-elle ? Est-ce que l’humanité s’arrête au sauvage, à l’idiot, à l’alcoolique, au fou exclusivement ? Si nous traçons une ligne qui limite l’humanité en excluant les représentants inférieurs de l’espèce humaine, où tracerons-nous cette ligne ? Exclurons-nous les nègres, comme font les Américains ? et les Indous, comme certains Anglais ? et les Juifs, comme beaucoup d’autres ? Et si nous y englobons tous les hommes sans exception, pourquoi admettrons-nous seulement les hommes et non pas les animaux supérieurs, dont beaucoup sont plus développés que les représentants inférieurs de l’espèce humaine ?

Nous ne connaissons pas l’humanité comme un objet extérieur ; nous ignorons ses limites. L’humanité est une fiction : on ne peut pas l’aimer. Il serait très avantageux,