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tzarine se rendit dans ses appartements pour changer la toilette qu’elle avait au dîner ; elle devait aussitôt le rejoindre.

Il traversa le salon devant les laquais qui se redressaient sur son passage, se rendit chez lui, et ayant échangé son lourd uniforme contre son veston, le jeune tzar ressentit non seulement la joie de la délivrance, mais un attendrissement particulier devant la conscience de la liberté et de la vie heureuse, saine et jeune, ainsi que de son jeune amour. Il se jeta sur un divan, appuya sa tête sur son bras et fixa son regard sur le verre mat de la lampe ; soudain il ressentit la joie de s’endormir et une somnolence invincible, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son enfance. — « Ma femme va venir à l’instant et je dormirais ! Il ne le faut pas, » songea-t-il. Il allongea son coude, appuya sa joue contre la paume de sa main — sa tête se trouva nichée dans la paume tiède, — il se mit à l’aise et il ressentit un tel bien-être qu’il ne désira plus qu’une chose : que rien ne vienne troubler l’état dans lequel il se trouvait. Il lui arriva donc ce qui arrive journellement à chacun de nous, c’est-à-dire qu’il s’endormit, ne sachant ni quand ni comment ; il passa d’un état à l’autre indépendamment de sa volonté, ne le désirant pas et ne regrettant pas l’état qu’il venait de quitter. Il tomba dans un profond sommeil. Il ne savait pas s’il dormait depuis longtemps, quand soudain une main le secoua doucement par l’épaule et l’éveilla — « C’est elle, ma chérie, » pensa-t-il. « C’est honteux de m’être endormi. »

Mais ce n’était as elle. Devant ses yeux ouverts et clignotants à la lumière ne se tenait pas elle,