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tout autre sentiment. Mais après que la foule eut disparu derrière la haie du jardin, après que le bourdonnement des voix se fut calmé, et que Mélanie, la jeune fille qui les servait, accourant pieds nus, les yeux écarquillés, eut raconté, comme s’il s’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué Piotr Nikolaievitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentiment commença à se détacher un autre : le sentiment de la joie d’être délivrée d’un despote aux yeux masqués par des lunettes noires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tourmentée. Elle était horrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait s’avouer et, d’autant plus, confier à quelqu’un.

Quand on fit la toilette du corps jaune, velu, déformé, quand on l’habilla, puis le mit en bière, effrayée, elle pleura et sanglota. Quand le juge d’instruction vint et l’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet du juge deux paysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables. L’un était un vieillard à longue barbe frisée, au visage beau, calme, sévère. L’autre était un homme, pas vieux, au type tzigane, avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés, en désordre. Elle déposa ce qu’elle savait. Elle reconnut en ces hommes ceux qui les premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaievitch. Et, bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane, les yeux brillants, avec des sourcils toujours mobiles, lui eût dit avec reproche : « C’est un péché, madame, l’heure de la mort viendra pour vous », malgré cela elle n’eut aucune pitié. Au contraire, pendant l’instruction s’éveilla en elle un sentiment hostile et le désir de se venger des meurtriers de son mari.