Le Cadavre vivant, dans l’œuvre de Tolstoï
M. N. Minsky, à qui nous devons la traduction de ce drame inédit de Tolstoï, est lui-même un écrivain russe de grand talent. Il était bien qualifié pour exposer au public français la genèse et la signification de cette œuvre.
J’ai montré le manuscrit de ce drame à un directeur d’un théâtre parisien.
— Par qui est-ce adapté ? me demanda-t-il tout d’abord.
— Mais… parbleu… par Tolstoï, répondis-je.
— Ce n’est pas assez, — interrompit le directeur, en ajoutant sentencieusement :
— La mentalité française exige que chaque pièce étrangère soit adaptée exprès pour le public français.
Peut-être ce directeur avait-il raison. Les drames de Tolstoï en général, et le Cadavre vivant en particulier, si on les compare avec les productions du théâtre français, peuvent paraître incompatibles non seulement avec la mentalité et l’humeur des spectateurs, mais, ce qui est plus grave, avec les lois dramatiques et l’esprit de l’art français.
Une de ces lois veut qu’un drame d’amour ou un drame de famille représente la lutte des passions, la collision de sentiments, d’amour-propre, d’intérêts. Quelques personnages bien connus — le mari, la femme, l’amant, la maîtresse — se rencontrent sur le chemin étroit du bonheur où l’on ne peut ni reculer, ni marcher côte à côte, et il faut, il est absolument nécessaire que la lutte pour le bonheur s’acharne, que le plus faible tombe, que le plus fort le piétine. Les péripéties de cette lutte qui changent avec les tempéraments et les milieux créent l’intérêt du drame et retiennent l’attention du spectateur comme la lutte des gladiateurs anciens ou des boxeurs modernes. Jadis le drame de famille tournait presque toujours mal et finissait par le meurtre, le suicide, la vengeance et les malédictions. Depuis quelque temps, nous assistons à l’éclosion sur la scène française d’un nouveau genre de drame sentimental, dont la critique dit qu’il est imprégné de la philosophie du pardon. Dans ces drames-là, un des personnages, celui qui a aimé et lutté le plus, en achevant la voie douloureuse de la jalousie et de l’humiliation, voit, dans ses bourreaux, des victimes de la même force de l’amour qui l’a fait souffrir et leur pardonne au nom de ses souffrances.
Toute autre est la pièce de Tolstoï. L’intrigue et les personnages restent les mêmes que dans le drame français. C’est toujours une famille créée par le hasard, une famille où le mari et la femme ne s’aiment pas et sont poussés par la force d’une attraction invincible vers un Autre et une Autre. Mais la lutte pour le bonheur ne se déclare pas. Au contraire, chacun dans le quadrille sentimental fait tous ses efforts pour s’effacer et faciliter le chemin à son rival. Ainsi agissent tous les personnages du drame, tous sans exception. Quand Fédia, après avoir remarqué le penchant, encore inconscient de sa femme Lisa pour Karénine, quitte sa maison afin de laisser la place à l’autre, Lisa ne veut profiter de ce sacrifice que pour donner à celui qui l’aime une occasion de se sacrifier soi-même.
Mais Fédia n’accepte ni le sacrifice de sa femme, ni celui de son ami, car c’est lui qui sort vainqueur de cette lutte d’abnégation. Il donne tout, jusqu’à sa position sociale, jusqu’à son nom, il reste un cadavre, mais un cadavre vivant, parce que la vraie vie est dans la bonté et le sacrifice.
Telle est l’intrigue de ce drame singulier et nous comprendrions un spectateur français habitué aux draines de vengeance et de pardon, qui, devant un tel spectacle d’héroïsme, s’écrierait : « Mais de quel ciel nous tombent tous ces saints ? Leurs nerfs ressentent-ils donc plus profondément les douleurs des autres que les leurs propres ? Et comment se fait-il que tous ces êtres exceptionnels se soient rencontrés dans la même ville, dans la même maison ? Comme tout cela est étrange, comme c’est incompatible avec la mentalité française ! »
Oui, sans doute, pour le jugement superficiel, le drame de Tolstoï est-il peu compatible avec la conception française du drame de l’amour. Mais si vous l’examinez plus à fond, plus profondément, et si vous le replacez dans sa perspective historique, vous découvrirez bientôt que l’idée du Cadavre vivant ne diffère nullement de la mentalité française. Je dirai plus : vous découvrirez que cette idée est française par excellence, aussi française que russe ; car, pour la première fois, elle a été exprimée et glorifiée en France par un génie français, par celui qui, dans son discours sur l’inégalité de l’homme, a démontré que l’homme naturel, l’homme obéissant à la voix de la nature, est bon, heureux, généreux, et que c’est la société et les lois qui l’ont rendu souffrant et malheureux. On connaît l’admiration que Tolstoï a toujours vouée à la mémoire de Rousseau, dont il portait, dans sa jeunesse, le portrait sur la poitrine, comme une image sainte. L’idée maîtresse de Rousseau a inspiré toute l’œuvre de Tolstoï, mais nulle part elle ne s’est manifestée avec autant de clarté et de force que dans le Cadavre vivant. Fédia, ainsi que Lisa et Karénine, ainsi que la tzigane Macha, laissés à leur propre nature, à leurs penchants naturels, auraient vite réparé le désastre que l’orage de l’amour avait causé dans leur vie et auraient tous été heureux, Lisa avec Karénine, Fédia avec Macha. Mais arrivent la société et les forces sociales. D’abord intervient l’Église, qui ne se contente pas de ce que Lisa et Karénine s’aiment sincèrement, mais qui, s’appuyant sur ses lois et sur ses rites, exige que le premier époux disparaisse pour que Lisa change de nom. Fédia disparaît en simulant le suicide, et tout va de nouveau s’arranger… Mais arrive la justice qui s’appuie, elle aussi, sur ses lois et sur ses rites, et Fédia, pour libérer sa femme qui n’est plus sa femme, doit se donner la véritable mort. La société a tué l’homme naturel, comme aurait dit Rousseau.
Combien elles sont instructives et intéressantes, ces filiations et ces transfigurations littéraires ! C’est Rousseau, en France, qui, le premier, a déclaré que l’homme a toujours raison et que la société a toujours tort. Mais cette « bonne nouvelle » a été vite oubliée. Vint le romantisme amoureux des contrastes, qui a partagé l’humanité en deux catégories : les héros et les malfaiteurs. Et ce jugement lui-même a été vite cassé par le naturalisme qui survint avec sa « mauvaise nouvelle », soutenant que chaque homme est une bête humaine et que tous les mobiles de nos actions sont bas. « J’accuse », — tel fut le cri du naturalisme à l’égard de l’homme et de la famille. Et tandis que cet acte d’accusation, sous la forme de romans et de drames, remplissait la littérature française, la vieille parole de Rousseau, oubliée en France, n’était pas morte, mais, telles les racines de certaines plantes, rampait sous terre pour éclore au lointain, au pays du Nord, dans un sol vierge, s’épanouir en une fleur sauvage, qu’on appelle le roman russe, et retourner sous cette forme à son sol natal, à la patrie de Rousseau, — car le domaine des idées est le seul où les emprunts faits par une nation à une autre sont profitables à toutes les deux. Et c’est pourquoi nulle part l’accueil fait au roman russe n’a été plus sincère qu’en France et son influence plus grande. Et qui douterait que le nouveau drame français, imprégné de la philosophie du pardon, dont j’ai parlé plus haut, n’ait été influencé par Tolstoï et que la Vierge Folle n’eût jamais trouvé de paroles pour émouvoir nos cœurs si elle ne les avait puisées à la source de la Résurrection.
Mais revenons à notre drame. Le lecteur a le droit de nous demander si l’idée de ce drame, fût-elle d’origine française ou slave, est vraie, si elle répond à l’expérience de chaque jour. Est-il vrai que la société seule soit la cause de tous les drames de famille, de toutes les souffrances de l’amour ? L’individu lui-même n’empoisonne-t-il pas sa vie sentimentale par sa jalousie, son envie, sa soif de vengeance, sa cruauté ? Et, si un Fédia exceptionnel se sacrifie au bonheur de sa femme qui ne l’aime plus, combien de Fédias, plus ordinaires, martyrisent leurs femmes ou leurs maîtresses dès qu’ils s’aperçoivent qu’ils ne sont plus aimés ?