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L’assentiment fut unanime. Quelques regards craintifs se dirigèrent à la vérité sur les carreaux lumineux que la lumière commençait à dessiner sur le parquet ; mais bientôt le petit cercle se rétrécit et chacun se tut pour écouter l’histoire du marquis. M. d’Urfé prit une prise de tabac, la huma lentement et commença en ces termes :

– Avant tout, mesdames, je vous demande pardon si, dans le cours de ma narration, il m’arrive de parler de mes affaires de cœur plus souvent qu’il ne conviendrait à un homme de mon âge. Mais j’en devrai faire mention pour l’intelligence de mon récit. D’ailleurs, il est pardonnable à la vieillesse d’avoir des moments d’oubli, et ce sera bien votre faute, mesdames, si, vous voyant si belles devant moi, je suis encore tenté de me croire un jeune homme. Je vous dirai donc sans autre préambule que, l’année 1759, j’étais éperdument amoureux de la jolie duchesse de Gramont. Cette passion, que je croyais alors profonde et durable, ne me donnait de repos ni le jour, ni la nuit, et la duchesse, comme font souvent les jolies femmes, se plaisait par sa coquetterie à ajouter à mon tourment. Si bien que, dans un moment de dépit, j’en vins à solliciter et à obtenir une mission diplomatique auprès du hospodar de Moldavie, alors en pourparlers avec le cabinet de Versailles pour des affaires qu’il serait aussi ennuyeux qu’inutile de vous rapporter. La veille de mon départ, je me présentai chez la duchesse. Elle me reçut d’un air moins railleur que d’habitude et me dit d’une voix où perçait une certaine émotion :

« – D’Urfé, vous faites là une grande folie. Mais je vous connais et je sais que vous ne reviendrez jamais sur une résolution prise. Ainsi, je ne vous demande qu’une chose : acceptez cette petite croix comme un gage de mon amitié et portez-la sur vous jusqu’à votre retour. C’est une relique de famille à laquelle nous attachons un grand prix.

« Avec une galanterie déplacée peut-être, dans un pareil moment, je baisai non la relique, mais bien la charmante main qui me la présentait, et je passai à mon cou la croix que voici et que, depuis, je n’ai jamais quittée.

« Je ne vous fatiguerai pas, mesdames, des détails de mon voyage, ni des observations que je fis sur les Hongrois et les Serbes, ce peuple pauvre et ignorant, mais brave et honnête et qui, tout asservi qu’il était par les Turcs, n’avait oublié ni sa dignité, ni son ancienne indépendance. Il me suffira de vous dire qu’ayant appris un peu de polonais lors d’un séjour que j’avais fait à Varsovie, je fus bientôt au courant du serbe, car ces deux idiomes, ainsi que le russe et le bohême, ne sont, comme vous le savez sans doute, qu’autant de branches d’une seule et même langue qu’on appelle slavonne.

« Or donc, j’en savais assez pour me faire comprendre, lorsqu’un jour j’arrivai dans un village dont le nom ne vous intéresserait guère. Je trouvai les habitants de la maison où je descendis dans une consternation qui me parut d’autant plus étrange que c’était un dimanche, jour où le peuple serbe a coutume de s’adonner à différents plaisirs, tels que la danse, le tir à l’arquebuse, la lutte, etc. J’attribuais l’attitude de mes hôtes à quelque malheur nouvellement arrivé, et j’allais me retirer quand un homme d’environ trente ans, de haute stature et de figure imposante, s’approcha de moi et me prit par la main.

« – Entrez, entrez, étranger, me dit-il, ne vous laissez pas rebuter par notre tristesse ; vous la comprendrez quand vous en saurez la cause.