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« – Assez d’enfantillage, mon ami, me dit-elle, laisse là ces brimborions et causons de toi et de tes projets !

« Le trouble de Sdenka me donna à penser. En l’examinant avec attention, je remarquai qu’elle n’avait plus au cou, comme autrefois, une foule de petites images, de reliquaires et de sachets remplis d’encens que les Serbes ont l’usage de porter dès leur enfance et qu’ils ne quittent qu’à leur mort.

« – Sdenka, lui dis-je, où sont donc les images que vous aviez au cou ?

« – Je les ai perdues, répondit-elle d’un air d’impatience, et aussitôt elle changea de conversation.

« Je ne sais quel pressentiment vague, dont je ne me rendis pas compte, s’empara de moi. Je voulus partir, mais Sdenka me retint.

« – Comment, dit-elle, tu m’as demandé une heure, et voilà que tu pars au bout de quelques minutes !

« – Sdenka, dis-je, vous aviez raison de m’engager à partir ; je crois entendre du bruit et je crains qu’on ne nous surprenne !

« – Sois tranquille, mon ami, tout dort autour de nous, il n’y a que le grillon dans l’herbe et le hanneton dans les airs qui puissent entendre ce que j’ai à te dire !

« – Non, non, Sdenka, il faut que je parte !...

« – Arrête, arrête, dit Sdenka, je t’aime plus que mon âme, plus que mon salut, tu m’as dit que ta vie et ton sang étaient à moi !...

« – Mais ton frère, ton frère, Sdenka, j’ai un pressentiment qu’il viendra !

« – Calme-toi, mon âme, mon frère est assoupi par le vent qui joue dans les arbres ; bien lourd est son sommeil, bien longue est la nuit et je ne te demande qu’une heure !

« En disant cela, Sdenka était si belle que la vague terreur qui m’agitait commença à céder au désir de rester auprès d’elle. Un mélange de crainte et de volupté impossible à décrire remplissait tout mon être. À mesure que je faiblissais, Sdenka devenait plus tendre, si bien que je me décidai à céder, tout en me promettant de me tenir sur mes gardes. Cependant, comme je l’ai dit tout à l’heure, je n’ai jamais été sage qu’à demi, et quand Sdenka, remarquant ma réserve, me proposa de chasser le froid de la nuit par quelques verres d’un vin généreux qu’elle me dit tenir du bon ermite, j’acceptai sa proposition avec un empressement qui la fit sourire. Le vin produisit son effet. Dès le second verre, la mauvaise impression qu’avait faite sur moi la circonstance de la croix et des images s’effaça complètement ; Sdenka dans le désordre de sa toilette, avec ses beaux cheveux à demi tressés, avec ses joyaux éclairés par la lune, me parut irrésistible. Je ne me contins plus et je la pressai dans mes bras.

« Alors, mesdames, eut lieu une de ces mystérieuses révélations que je ne saurai jamais expliquer, mais à l’existence desquelles l’expérience m’a forcé de croire, quoique jusque-là j’aie été peu porté à les admettre.

« La force avec laquelle j’enlaçai mes bras autour de Sdenka fit entrer dans ma poitrine une des pointes de la croix que vous venez de voir et que la duchesse de Gramont m’avait donnée à mon départ. La douleur aiguë que j’en éprouvai fut pour moi comme un rayon de lumière qui me traversa de part en part. Je regardai Sdenka et je vis que ses traits, quoique toujours beaux, étaient contractés par la mort, que ses yeux ne voyaient