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été surpris causant avec son grand-père. Moi, je ne disais rien. Cependant, l’enfant s’étant calmé, tout le monde excepté Georges se recoucha.

« Vers l’aube du jour je l’entendis réveiller sa femme, on se parla à voix basse. Sdenka se joignit à eux et je l’entendis sangloter, ainsi que sa belle-sœur.

« L’enfant était mort.

« Je passe sous silence le désespoir de la famille. Personne pourtant n’en attribuait la cause au vieux Gorcha. Du moins, on n’en parlait pas ouvertement.

« Georges se taisait, mais son expression toujours sombre avait maintenant quelque chose de terrible. Pendant deux jours, le vieux ne reparut pas. Dans la nuit qui suivit le troisième (celui où eut lieu l’enterrement de l’enfant) je crus entendre des pas autour de la maison et une voix de vieillard qui appelait le petit frère du défunt. Il me sembla aussi pendant un moment voir la figure de Gorcha collée contre ma fenêtre, mais je ne pus me rendre compte si c’était une réalité ou l’effet de mon imagination, car cette nuit, la lune était voilée. Je crus toutefois de mon devoir d’en parler à Georges. Il questionna l’enfant, et celui-ci répondit qu’en effet il s’était entendu appeler par son grand-père et l’avait vu regarder à travers la fenêtre. Georges enjoignit sévèrement à son fils de le réveiller si le vieux paraissait encore.

« Toutes ces circonstances n’empêchaient pas ma tendresse pour Sdenka de se développer toujours davantage.

« Je n’avais pu, de la journée, lui parler sans témoins. Quand vint la nuit, l’idée de mon prochain départ me navra le cœur. La chambre de Sdenka n’était séparée de la mienne que par une espèce de couloir donnant sur la rue d’un côté et sur la cour de l’autre.

« La famille de mes hôtes était couchée, quand il me vint dans l’idée de faire un tour dans la campagne pour me distraire. Entré dans le couloir, je vis que la porte de Sdenka était entrouverte.

« Je m’arrêtai involontairement. Un frôlement de robe bien connu me fit battre le cœur. Puis, j’entendis des paroles chantées à demi-voix. C’étaient les adieux qu’un roi serbe, allant à la guerre, adressait à sa belle.

« “Oh, mon jeune peuplier, disait le vieux roi, je pars pour la guerre et tu m’oublieras !

« “Les arbres qui croissent au pied de la montagne sont sveltes et flexibles, mais ta taille l’est davantage !

« “Les fruits du sorbier que le vent balance sont rouges mais tes lèvres sont plus rouges que les fruits du sorbier !

« “Et moi, je suis comme un vieux chêne dépouillé de feuilles, et ma barbe est plus blanche que l’écume du Danube !

« “Et tu m’oublieras, ô mon âme, et je mourrai de chagrin, car l’ennemi n’osera pas tuer le vieux roi !”

« Et la belle répondit : “Je jure de te rester fidèle et de ne pas t’oublier. Si je manque à mon serment, puisses-tu, après ta mort, venir sucer tout le sang de mon cœur !”

« Et le vieux roi dit : “Ainsi soit-il !” Et il partit pour la guerre. Et bientôt la belle l’oublia !...

« Ici, Sdenka s’arrêta, comme si elle eût craint d’achever la ballade. Je ne me contenais plus. Cette voix si douce, si expressive, était la voix