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Ces deux causes existent pour toutes les nations chrétiennes, mais, vu les conditions particulières, historiques, de la vie du peuple russe, elles se font sentir chez lui, en ce moment plus vivement que partout ailleurs. La misère de sa situation, qui découle de l’obéissance au gouvernement, est devenue particulièrement évidente au peuple russe, et cela, je pense, non seulement à cause de l’horrible et inepte guerre, dans laquelle il fut entraîné par son gouvernement, mais aussi parce que ce peuple considéra toujours le pouvoir autrement que les nations européennes. Le peuple russe ne lutta jamais contre le pouvoir et, principalement, n’y participa jamais et ne fut pas dépravé par cette participation.

Il envisagea toujours le pouvoir non comme un bien auquel doit aspirer chaque homme, ainsi que le comprend la majorité des peuples européens (et, malheureusement, quelques hommes corrompus, parmi les Russes), mais comme un mal dont l’homme doit s’écarter. C’est pourquoi la majorité du peuple russe préfère toujours supporter des maux de toutes sortes, provenant de la violence, que d’endosser la responsabilité morale de la participation au pouvoir. De sorte que cette majorité a obéi, et obéit au pouvoir, non parce qu’elle ne peut le détruire, comme veulent le lui apprendre les révolutionnaires, et ne prend pas part à ce pouvoir, non parce qu’elle n’y peut accéder, ce que lui veulent enseigner les libéraux, mais parce qu’elle préfère toujours se soumettre à la violence que de lutter contre elle ou d’y participer. C’est pourquoi un gouvernement despotique, — c’est-à-dire la violence du fort et de celui qui veut lutter contre le plus faible ou contre celui qui reste passif — s’établit et se maintint en Russie.