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à ma vue, je ne rencontrai personne et je dus seul arpenter le quai.

— Le voilà l’étrange sort de la poésie, songeai-je un peu calmé. Tous l’aiment, la recherchent dans la vie. Mais personne ne reconnaît sa force, n’apprécie cette grande félicité du monde et ne remercie ceux qui la lui offrent. Demandez à n’importe lequel des hôtes du Schweitzerhoff quel est au monde le plus grand bonheur, chacun, prenant une expression sardonique, répondra : c’est l’argent.

« Peut-être cette idée ne vous plaît-elle pas et n’est pas conforme à vos idées élevées ? Mais que faire, si la vie humaine est ainsi faite que seul l’argent fait le bonheur. Je ne pourrai cependant pas empêcher mon esprit de voir la lumière, ajoutera-t-il.

« Pauvre est ton esprit, misérable est le bonheur que tu désires, toi qui ne sais même pas ce que tu veux… Pourquoi, vous tous, avez-vous quitté votre patrie, vos parents, vos occupations, vos affaires, pour vous réunir en cette petite ville suisse de Lucerne ?

« Pourquoi, vous tous, avez-vous encombré les balcons pour écouter dans un silence respectueux le chant d’un petit mendiant ? Et s’il avait voulu chanter encore vous l’auriez encore écouté en silence. Est-ce donc pour de l’argent qu’on vous a fait venir en ce lieu, en ce petit coin ? Est-ce encore pour de l’argent que vous êtes restés debout et silencieux ? Non. Ce qui vous a poussés à cela et ce qui, plus fort que tout, vous poussera éternellement, c’est ce besoin de poésie dont vous ne voulez pas convenir, mais que vous sentirez tant que quelque chose d’humain sera en vous. Le mot « poésie » vous semble ridicule et vous l’employez comme un reproche railleur. Vous n’ad-