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durs comme des soies, ses grands yeux noirs sans cils semblaient toujours pleurer et sa bouche, très agréable, se courbait avec attendrissement. Il avait des petites pattes sur les joues, ses cheveux n’étaient pas trop longs, son costume était pauvre, fripé et avec son teint brûlé par le soleil, il était bien plutôt un travailleur, un petit marchand ambulant, par exemple, qu’un artiste. Seuls les yeux humides et brillants et sa bouche petite lui accordaient un air original et touchant. On aurait pu lui donner de 25 à 40 ans, en réalité il en avait 38. Et voilà ce qu’il me conta avec un empressement très confiant et une franchise évidente.

Il venait d’Argovie. Il avait perdu très jeune père et mère et n’avait plus ni parents, ni bien. Bien qu’il eût appris le métier de menuisier, il ne pouvait y travailler, car une atrophie des os de la main évoluant depuis vingt ans l’en empêchait. Dès son enfance il avait aimé le chant et les étrangers lui donnaient souvent quelque argent. Aussi avait-il songé à s’en tenir à cette profession ; il avait acheté une guitare et, depuis dix-huit ans, il voyageait ainsi en Suisse et en Italie, chantant devant les hôtels. Il m’avoua que tout son bagage se composait de sa guitare et de sa bourse dans laquelle il n’y avait qu’un franc cinquante avec lesquels il devait dormir et manger ce soir.

Tous les ans — c’est-à-dire déjà dix-huit fois — il part et va dans tous les endroits les plus beaux et les plus fréquentés de la Suisse : Zurich, Lucerne, Interlaken, Chamonix, etc. Puis il pénètre en Italie par le col du Saint-Bernard et revient par le Saint-Gothard, ou par la Savoie. Maintenant, il commence à être fatigué, car il sent que son mal augmente chaque année et que ses yeux et sa voix deviennent de plus