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m’envahir et, sans terminer les desserts, je quittai la salle et partis en ville, toujours sous cette impression.

Les rues étroites, sales et mal éclairées, les boutiques qu’on fermait, les rencontres avec des ouvriers ivres, rien ne put la dissiper, pas même la vue des femmes qui allaient à l’eau ou celles coiffées de chapeaux qui longeaient les murs et se glissaient dans les ruelles. Les rues étaient déjà sombres quand, sans regarder autour de moi et sans penser, je retournai vers l’hôtel, espérant que le sommeil allait me débarrasser de cette mélancolie. Je ressentais ce froid à l’âme qui accompagne le sentiment de solitude qu’on ressent sans cause apparente dans les déplacements.

Les yeux fixés sur mes pieds, je longeais le quai dans la direction du Schweitzerhoff, quand soudain j’entendis une musique agréable et douce dont les sons me réconfortèrent immédiatement. Je me sentis si bien et si gai qu’il me sembla qu’une lumière joyeuse et claire entrait dans mon âme. Mon attention endormie se fixa à nouveau sur les objets qui m’entouraient et la beauté de la nuit et du lac, auparavant indifférente me frappèrent maintenant de ravissement. Instantanément et involontairement, j’eus le temps de remarquer le ciel d’un bleu sombre qu’éclairait la lune naissante et parcouru de lambeaux de nuages gris. Je voyais aussi le vert sombre du lac étalé ou des feux lointains se reflétaient. Au lointain, vers les montagnes coiffées de brume, j’entendais le bruit des grenouilles du Freschenburg et le frais sifflement des cailles sur l’autre rive.

Juste en face de moi, à l’endroit d’où sortait la