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générale, chuchotaient en demandant quel vin on désirait prendre.

Ce genre de dîner me rend infiniment morose, désagréable et triste. Il me semble toujours que je me suis rendu coupable de quelque chose, que je suis puni et je me sens reporté aux jours de ma jeunesse où chacune de mes infractions était punie par un envoi dans le coin avec une interpellation ironique : « Repose-toi un peu, mon petit. » Et, dans mes veines, mon jeune sang battait et dans la chambre voisine, on entendait la voix joyeuse de mes frères.

Longtemps j’ai cherché à réagir contre l’accablement de ces dîners ; mais en vain. Toutes ces figures muettes ont sur moi une influence à laquelle je ne puis échapper et je deviens aussi muet qu’elles. Je n’ai plus ni désir, ni pensée et même je n’observe plus. Autrefois, j’avais tenté de causer avec mes voisins ; mais, en dehors des phrases mille fois répétées, je n’ai jamais rien entendu à retenir. Et pourtant tous ces gens ne sont ni bêtes ni privés de sensibilité. Je suis même persuadé que beaucoup parmi ces êtres congelés ont une vie intérieure aussi active que la mienne ; chez beaucoup d’entre eux, plus complexe et plus intéressante. Pourquoi alors se privent-ils d’un des plus grands plaisirs de la vie, la communion avec tous les êtres ?

Combien loin je me trouvais de ma pension de famille parisienne ou tous, vingt hommes de nations, de professions et de caractères différents nous nous groupions à la table commune, sous la bonne sociabilité française, comme pour un plaisir. C’était alors, d’un bout de la table à l’autre, une conversation entremêlée de plaisanteries et de calembours, bien