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bre portant des ruines féodales ; et tout au fond la montagne lointaine, d’un bleu mauve, avec l’étrangeté des cimes rocailleuses et d’un blanc mat. Le tout inondé de l’azur transparent et doux de l’atmosphère, et éclairé par les rayons chauds du couchant qui filtraient parmi les déchirures du ciel. Ni sur le lac, ni sur les montagnes, nulle part une ligne entière, nulle une couleur entière ; nulle part deux moments identiques : partout le mouvement, l’asymétrie, la bizarrerie, un mélange infini d’ombres et de lignes et, en même temps, le calme, la douceur, l’unité et le désir d’un Beau absolu.

Et cependant, dans cette beauté indéterminée, enchevêtrée et libre, ici, devant mes fenêtres, s’allongeait stupidement, artificiellement, la blanche ligne du quai, les tuteurs des tilleuls, les bancs verts, toute l’œuvre humaine pauvre et bête. Bien loin de se perdre, comme les villas et les ruines, dans la belle harmonie de l’ensemble, tout cela allait grossièrement à l’encontre de cette harmonie.

Sans cesse et involontairement mon regard se heurtait à l’horreur de cette ligne droite ; j’eusse voulu l’anéantir, l’effacer comme on ferait pour une tache noire qu’on a sur le nez et qui vous fait clignoter. Mais le quai, avec les Anglais en promenade, restait bien là et malgré moi je cherchais un point de vue où il ne m’incommoderait pas. J’arrivai enfin à bien contempler et jusqu’au dîner je pus jouir de ce sentiment doucement languide, mais incomplet, qu’on éprouve dans la contemplation solitaire des beautés de la nature.

À 7 h. 30, on nous appela pour dîner. Dans une