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de la famille qui n’avait pas réussi ; il avait dépensé tout son avoir, ne payait pas ses dettes, et était pour sa mère un sujet de tourments. Mais elle le préférait aux autres, malgré tous ses défauts, à cause de « son cœur d’or », comme elle disait.

Elle ne s’anima que quand nous en vînmes à parler de l’époque insouciante, que se rappellent toujours avec un charme particulier les gens tourmentés par des souffrances inavouées. Mais le sujet de conversation qui était le plus agréable pour elle, qui la touchait et l’attendrissait, était celui qui se rapportait à Pierre Nikiforovitch, un licencié de l’Université de Moscou, le premier précepteur de ses enfants, un homme remarquable, mort phtisique dans leur propre maison, et qui avait eu sur elle une très grande influence ; le seul homme peut-être qu’après son mari elle eût pu aimer, ou qu’elle aimait sans le savoir.

Nous parlâmes de lui, de ses idées sur la vie, que je connaissais et partageais alors. On ne peut pas dire qu’il était un admirateur de Rousseau, bien qu’il le connût et l’aimât, mais il avait la même tournure d’esprit. C’était un de ces hommes comme nous nous représentons les anciens philosophes. Avec cela inconsciemment il possédait la douceur et l’humilité du chrétien. Il était convaincu qu’il détestait la doctrine chrétienne, et cependant toute sa vie n’était que sacrifice. La vie lui paraissait triste s’il ne lui était pas possible de sacrifier quelque chose pour quelqu’un,