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ment, mais maintenant ni le cadeau, ni le fait d’arriver jusqu’aux tentes, ne lui faisait plaisir. Il pensait à l’enfant et aussi à ce qu’était devenu Jacques, et à ces gens écrasés qu’il avait vus en traversant le fossé. Parvenu à une tente, il reçut un sac et un gobelet de verre. Mais cela ne le réjouissait plus. Ce qui, au premier moment, lui fut agréable, c’était d’en avoir fini avec l’écrasement, de pouvoir respirer et se mouvoir. Mais cette joie aussi disparut vite à cause de ce qu’il aperçut ici. Une femme en robe à rayures déchirée, chaussée de bottines à boutons, les cheveux blonds défaits, était couchée sur le dos, les pieds dressés. Une main reposait sur l’herbe, l’autre était crispée au bas de la poitrine ; le visage n’était point pâle, mais bleuâtre, comme sont toujours ceux des cadavres. Cette femme avait été la première mortellement écrasée et jetée ici, devant la tribune impériale. Pendant qu’Émelian la regardait, deux agents se tenaient près d’elle et un inspecteur de police donnait des ordres. Au même moment parurent les cosaques ; leur chef leur ordonna quelque chose, et ils s’élancèrent sur Émelian et d’autres gens qui se trouvaient là et les repoussèrent dans la foule. Émelian tomba de nouveau ; de nouveau il se sentit écrasé ; de nouveau des cris, des gémissements de femmes et d’enfants, de nouveau les uns écrasant les autres et ne pouvant faire autrement. Mais Émelian ne ressentait plus maintenant ni peur pour lui ni colère contre ceux qui le bousculaient. Il n’avait qu’un seul désir :