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m’en rendis compte quand, de nouveau, je voulus acheter une propriété. Non loin de nous on vendait dans de bonnes conditions une terre. J’allai la voir. Tout allait bien ; tout se présentait avantageusement ; ce qui, surtout, était avantageux, c’était que les paysans n’avaient de terre qu’en potagers ; j’en conclus que pour avoir le droit de faire paître leurs bêtes, ils devaient travailler dans les champs du propriétaire. C’était bien ainsi. J’avais apprécié cela tout de suite, par vieille habitude, et cela me plaisait. Mais en revenant à la maison je rencontrai une vieille femme qui me demanda le chemin. Je causai avec elle ; elle me raconta sa misère. J’arrivai à la maison. En commençant à exposer à ma femme combien avantageux était cet achat, j’eus honte. Je fus dégoûté de la propriété, et je dis que je ne pouvais l’acheter parce que notre avantage serait basé sur la misère et la souffrance des gens. Je dis cela, et, tout d’un coup, la vérité de ce que je disais m’éclaira. La vérité principale que les paysans, comme nous, désirent vivre, qu’ils sont des hommes, nos frères, les fils du Père, comme il est dit dans l’Évangile. Tout d’un coup ce fut comme si quelque chose qui m’oppressait, qui me serrait depuis longtemps, se détachait ; comme si quelque chose était né en moi.

Ma femme se fâcha, me fit des reproches. Je me sentais joyeux. C’était le commencement de ma folie. Mais ma folie complète ne se manifesta qu’un mois après cela.