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je bondis d’effroi. L’angoisse, l’angoisse morale, comme l’angoisse physique avant la nausée. L’horreur et l’angoisse me saisirent. Il me semblait que c’était la mort qui me faisait peur, mais quand je me rappelais la vie, alors j’avais peur de cette vie qui meurt, et la vie et la mort se confondaient en moi. Quelque chose déchirait mon âme, mais ne pouvait la déchirer complètement. Une fois encore j’allai voir les dormeurs, une fois encore je tâchai de m’endormir ; toujours la même horreur, rouge, blanche, carrée. Quelque chose était en train de se déchirer et ne se déchirait pas. Angoissé, tourmenté, colère, je ne sentais pas en moi une once de bonté ; je sentais seulement la colère uniforme, tranquille contre moi et contre mon auteur. Qui est-ce qui m’a fait ? Dieu, dit-on… « Il faut prier, » me rappelai-je. Depuis longtemps, depuis une vingtaine d’années, je n’avais pas prié et ne croyais à rien, bien que, pour le monde, je communiasse chaque année. Je me mis à prier : « Seigneur Dieu, aie pitié de moi. Notre Père, Sainte-Vierge… » J’improvisai même des prières. Je me mis à faire des signes de croix et à m’incliner jusqu’à terre, en regardant autour de moi et craignant qu’on ne m’aperçût. Cela parut me distraire. La crainte d’être vu me distrayait. Je me couchai. Mais aussitôt dans le lit et les yeux fermés, le même sentiment d’horreur me saisit, me souleva. Je n’y tenais plus. J’éveillai le garçon de relai, Serge ; je donnai l’ordre d’atteler et nous partîmes.