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il se manifesta en moi quelque chose de semblable à mon état actuel, et encore ce n’était que par accès et non constamment comme maintenant. Je me rappelle qu’une fois, j’avais cinq ou six ans, ma vieille bonne Eupraxie, une femme maigre, grande, la peau pendante sous le menton, en robe brune et un bonnet sur la tête, m’avait déshabillé et voulait me mettre au lit.

— Tout seul, tout seul, j’irai tout seul ! dis-je, et j’enjambai mon lit.

— Eh bien, Fedinka, couchez-vous, couchez-vous. Vous voyez, Mitia dort déjà, dit-elle en désignant de la tête mon frère.

Je sautai sur le lit toujours tenant sa main. Ensuite je lâchai sa main, gigotai sous la couverture, puis m’enveloppai. Et j’éprouvai un tel bien-être ! Tout d’un coup, je me tins tranquille et pleurai : « J’aime nounou ; nounou m’aime et elle aime Mitenka. Moi j’aime Mitenka ; Mitenka m’aime et aime nounou. Nounou aime Tarass et moi j’aime Tarass et Mitia l’aime aussi, et Tarass m’aime et aime nounou. Et maman m’aime, et elle aime nounou ; nounou aime maman, m’aime, aime papa ; tous aiment et tous sont heureux. »

Tout d’un coup j’entends entrer l’intendante ; en colère, elle crie quelque chose à propos du sucrier. Nounou répond aussi avec colère qu’elle ne l’a pas touché. Alors la peur me saisit. Je ne comprends pas ; la terreur, une terreur froide, m’envahit et j’enfonce ma tête sous la couverture. Mais même dans l’obscurité, sous la couverture, je ne