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enfance, je le tiens des autres, et souvent ce qu’on m’a raconté de moi se confond avec ce que j’ai éprouvé, de sorte que, parfois, je ne sais pas définir ce que j’ai réellement vécu et ce que j’ai entendu raconter. Ma vie, toute ma vie, depuis ma naissance jusqu’à ce jour, me rappelle un pays tout couvert d’un brouillard épais, comme par exemple après la bataille livrée sous Dresde ; tout est caché, on ne voit rien, et, soudain, par-ci par-là, se découvrent de petits îlots, « des éclaircies », dans lesquels on aperçoit des hommes séparés, des objets entourés de tous côtés d’un voile impénétrable.

Tels sont mes souvenirs d’enfance. Ces « éclaircies » dans l’enfance sont assez rares dans cette mer infinie de brouillard ou de fumée ; ensuite, elles sont de plus en plus nombreuses. Mais, même maintenant, il y a des moments qui ne laissent rien dans mon souvenir. Quant à mon enfance, elle présente extrêmement peu de ces éclaircies, et plus on recule dans l’enfance, moins il y en a. J’ai parlé de ces éclaircies de mon premier âge : la mort de Mme Benkendorf, mon frère, les adieux à mes parents, les imitations de Constantin. Maintenant, en songeant au passé, quelques autres souvenirs de cette époque me reviennent. Ainsi, par exemple, je ne me rappelle pas du tout quand parut Constantin, quand nous avons commencé à vivre ensemble ; cependant je me rappelle vivement qu’une fois, je n’avais pas plus de sept ans et Constantin en avait cinq, après les vêpres, la veille de Noël, nous allâmes nous coucher, et, profitant de ce que tout le monde