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l’enfant, surtout dans le monde où je vivais, j’écartai de moi cette pensée, j’oubliai la mort et j’ai vécu comme si elle n’existait pas, tant elle m’était terrible.

Un autre événement important, lié à la mort de Sophie Ivanovna, ce fut notre passage entre des mains masculines et la nomination de Nicolas Ivanovitch Saltikoff comme notre gouverneur. Ce n’était pas ce Saltikoff, notre grand-père selon toutes probabilités, mais Nicolas Ivanovitch Saltikoff, attaché à la Cour de mon père, un homme petit, avec une tête énorme, un visage stupide et une éternelle grimace qu’imitait remarquablement bien mon frère Constantin. Ce passage entre les mains d’un homme fut pour moi douloureux, parce qu’il me séparait de ma vieille bonne, la charmante Prascovie Ivanovna.

Je pense que les hommes qui n’ont pas le malheur de naître dans une famille royale peuvent difficilement s’imaginer à quelles déformations du jugement sur les hommes et les rapports envers eux je fus soumis. Au lieu du sentiment naturel de la dépendance envers les plus âgés, propre à l’enfant, au lieu de la reconnaissance pour le bonheur dont on jouit, on m’inspirait l’assurance que nous étions des êtres particuliers qui devions jouir de tous les biens accessibles aux hommes, et que, par un mot seul, par un sourire, non seulement nous payions pour tous ces biens, mais faisions les gens heureux. Il est vrai qu’on exigeait de nous d’être polis envers les gens, mais par mon flair