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elle m’avait envoyé demander si elle pouvait venir. J’avais dit oui. Les visites me sont pénibles, mais je savais qu’en refusant je l’aurais attristée. Elle est donc venue aujourd’hui. On entendait de loin les patins grincer sur la neige. Elle entra en pelisse, enveloppée de châles, apportant avec elle des paquets de victuailles et un tel froid que j’ai mis mon manteau. Elle a apporté des beignets, du beurre, des pommes. Elle est venue pour me parler de sa fille, qu’un riche veuf demande en mariage. Faut-il la lui donner ? Leur confiance en ma perspicacité m’est très pénible. Tout ce que je dis pour l’ébranler, ils l’attribuent à ma modestie. Je lui ai répondu ce que je réponds toujours en pareil cas, que la chasteté est préférable au mariage, mais que, d’après la parole de Paul, il vaut mieux se marier que de commettre l’adultère. Elle est venue accompagnée de son gendre Nikanor Ivanoff, celui-même qui m’avait invité à vivre dans sa maison, et qui, depuis, m’accable de ses visites. Nikanor Ivanoff est une de mes grandes tentations. Je ne puis vaincre l’antipathie, le dégoût qu’il m’inspire. Seigneur Dieu ! permets-moi de voir mes péchés et de ne pas blâmer mon prochain. Mais moi, je vois tous ses péchés, je les devine avec la perspicacité de la colère. Je vois toutes ses faiblesses, et ne puis vaincre mon antipathie pour lui, pour un frère, qui porte en lui, comme moi, l’étincelle divine.

Que signifie un sentiment pareil ? Dans ma longue vie je l’ai éprouvé plusieurs fois. Mes deux