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l’idée bizarre me vint d’aller regarder ce spectacle. Comme j’étais en civil, je pouvais le faire. Plus j’approchais, plus nettement j’entendais le bruit des tambours et des flûtes. Je ne pouvais encore distinguer clairement avec mes yeux myopes, sans lorgnette, mais je voyais déjà deux rangs de soldats et, entre eux, une haute personne, au dos blanc, qui avançait. Je me mêlai à la foule qui se tenait derrière les rangs des soldats et regardait le spectacle. Je pris la lorgnette pour examiner ce qui se passait. Un homme de haute taille, les mains nues attachées à une baïonnette, le dos nu, déjà rouge de sang, voûté, s’avançait dans l’espace laissé entre les deux rangs de soldats armés de bâtons. Cet homme, c’était moi, mon sosie : la même taille, le même dos voûté, la même tête chauve, les mêmes favoris sans moustache, les mêmes pommettes, la même bouche, les mêmes yeux bleus. Et la bouche ne souriait pas, elle s’ouvrait et grimaçait en poussant des cris à chaque coup ; et les yeux n’étaient pas tendres et caressants, mais horriblement dilatés, et tantôt se fermaient, tantôt s’ouvraient. Quand je regardai le visage de cet homme, je le reconnus. C’était Stroumenski, un soldat, ancien sous-officier de la 3e compagnie du régiment de Sémenoff, connu dans toute la garde par sa ressemblance avec moi. En plaisantant on l’appelait Alexandre II.

Je savais qu’avec d’autres soldats du régiment de Sémenoff, qui s’étaient révoltés, il avait été transféré dans une garnison, et je compris que