Page:Tolstoï - Hadji Mourad et autres contes.djvu/220

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fils Ioussouf, tantôt sa femme Sofiate, tantôt le visage pâle, à la barbe rousse et les yeux clignotants, de son ennemi Schamyl. Et tous ces souvenirs traversaient son imagination sans provoquer en lui aucun sentiment, ni pitié, ni colère, ni désir ; tout cela paraissait si petit en comparaison de ce qui déjà commençait pour lui.

Cependant son corps énergique continuait la besogne commencée. Rassemblant ses dernières forces, il se souleva, et de la tranchée tira un coup de pistolet sur l’homme qui accourait. Il avait visé juste, l’homme tomba. Ensuite, il sortit complètement de la tranchée, et, le poignard à la main, en boitant lourdement, alla droit au devant de ses ennemis. Quelques coups éclatèrent. Hadji Mourad chancela et tomba. Des miliciens, avec des hurlements de triomphe, se jetèrent sur le corps abattu. Mais le corps qui paraissait mort tout à coup remua ; d’abord se souleva la tête rasée, nue, ensanglantée ; ensuite le tronc, et, s’accrochant à un arbre, il se releva. Il paraissait si terrible que ceux qui accouraient s’arrêtèrent. Mais, soudain, il tressaillit, se détacha de l’arbre et, comme la bardane, tomba face à terre et ne bougea plus. Il ne remuait plus mais il sentait encore. Quand le premier qui accourut jusqu’à lui le frappa de son poignard sur la tête, il sembla à Hadji Mourad que quelqu’un lui donnait un coup de marteau sur le crâne, mais il ne pouvait comprendre qui le faisait et pourquoi. C’était la dernière conscience de son lien avec son corps.