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Combien d’êtres vivants, sauf les plantes, détruit-il pour assurer son existence ! » pensai-je, en cherchant malgré moi quelque chose de vivant dans ce champ noir et mort. Devant moi, à droite de la route, une touffe quelconque se dressait. Je m’en approchai et reconnus cette même « tatare », dont j’avais arraché en vain et jeté une fleur. La touffe était formée de trois tiges ; l’une d’elles avait été en partie arrachée et le reste semblait un bras coupé ; chacune des deux autres portait une fleur. Ces fleurs, primitivement rouges, maintenant étaient noirâtres. Une des tiges était brisée, et la partie supérieure, portant la fleur maculée, pendait vers le sol. L’autre, bien que couverte de boue noire, se dressait encore. On voyait que cette touffe avait été abattue par une roue, puis s’était redressée ; c’est pourquoi elle restait penchée mais tout de même debout. Il paraissait qu’on lui avait retranché une partie du corps, qu’on lui avait labouré les entrailles, arraché un bras, un œil, et cependant elle restait debout, ne cédant pas à l’homme, qui avait détruit autour d’elle toutes les plantes, ses sœurs.

« Quelle énergie ! pensai-je. L’homme a tout vaincu, il a détruit des millions d’herbes, mais celle-ci n’a pas cédé ! »

Et je me rappelai une vieille histoire du Caucase, dont je fus témoin pour une partie, et que je tiens, pour une autre partie, de témoins oculaires ; quant au reste, c’est mon imagination qui l’a créé. Cette histoire telle qu’elle s’est formée par l’union de mes souvenirs et de mon imagination, la voici.